tu bailles, légèrement, la main plaquée contre les lèvres, les yeux encore endormis. endormis d'un sommeil que tu ne t'es pas offert, pas cette nuit, pas le temps. tu diras que c'est le travail, qu'il y en a beaucoup, que tu ne peux pas te permettre de prendre du retard, mais tu mentirais. tu passes des heures dans ton bureau à fixer les murs, à attendre que le temps coule sur toi, sans véritable raison. tu es pris de profonds sentiments de tristesse, de perdition. t'es largué junhyo. tu te souviens même pas avoir eu ce poste, tu te souviens pas si c'était plus facile ... avant. avant quoi ? tu n'en sais trop rien. il ne s'est rien passé. il n'y a rien eu à part ta grosse perte de confiance. du jour au lendemain.


alors, comme chaque samedi matin où tu te sens perdu et seul, tu rentres à la maison, à pieds. yeouido est loin, c'est vrai, mais marcher occupe, marcher permet de faire le vide. et là, tu te heurtes au marché. c'est stupide, il est tout le temps là, et tu le sais, mais à chaque fois tu oublies. d'habitude, tu contournes, cette fois tu décides de t'y engager, et tes yeux scrutent les objets, les oeuvres d'art mis en vente. tu aimerais bien savoir faire autant que les gens d'ici, tu aimerais mais tu n'as jamais vraiment eu la fibre artistique, tu comprends, tu ressens, mais tu ne crées pas. t'es un peu un être humain dysfonctionnel, et qui en a conscience. sans tout ce bouillon incandescent d'émotions, tu ne serais au fond qu'une machine.

faites un peu attention à où vous mettez les pieds.

gromelle une dame, en te bousculant, sans doute parce que tu l'as fait le premier, tu recules un peu, ha, tu observes autour de toi, et sur ta droite, tes yeux accrochent des formes familières, des couleurs désordonnées, décalées. pourquoi tu aimes autant ce qu'il fait ? sans doute parce que ça résonne en toi, comme si tu te sentais pareil.

bonjour yeongho.

tu te souviens du prénom, tu pries pour ne pas faire d'erreur, c'est comme si, soudainement, ça comptait plus que tout autre chose, simplement parce que, de cette semaine, c'est ta première interaction qui ne concerne pas encore le travail.

c'est un joli spectacle, sous tes yeux, des couleurs, maladroites, qui s'assemblent, se déchirent. ha, c'est sûr, yeongho, on ne le rate pas. bien sûr, il n'a pas l'assurance des plus grands, pas la technique des plus érudits... mais. yeongho a les idées. yeongho a la candeur des enfants, celle de ceux qui veulent tout essayer, tout tenter. celle de ceux qui ont la vie devant eux. finalement, quelques années à peine vous séparent, tu supposes, mais yeongho ne se laisse pas consumer par le temps. toi... toi tu es fatigué. tu l'es, réellement, et même si les couleurs t'assaillent et viennent réveiller ton âme d'artiste, c'est comme si le temps passé s'écoulait sur toi, pour t’étouffer. oui, tu étouffes. dans ta propre vie. c'est terrible, au fond. tu t'y es piégé tout seul.

c'est ce que tu voulais, junhyo.
ne l'oublie pas.

j’essaye de vendre quelques trucs. regardez, j’ai dessiné ça, ça, et ça aussi.

tu souris, brièvement. tu souris, attendri. tu aurais bien aimé avoir les idées, mais aucune jalousie dans ton sourire. tu aimes ce qu'il fait, tu aimes voir ce courage dans ses yeux, tu aimes le voir pétiller de la sorte. ça te plait. ça te remotive un peu. comme si la vie retrouvait finalement un peu de saveur.

j'aime beaucoup celui-ci.

tu désignes les cactus, d'un signe de main, avant que tes yeux ne se portent sur les deux autres. tu les aimes tous, c'est ça la vérité. tu ne sais pas vraiment mentir, finalement. de ta poche, tu extirpes ton porte-feuille avant de déposer quelques billets près de la caisse désespérément vide de yeongho. tu veux l'aider, c'est ce que tu veux, vraiment.

j'espère que ça suffira, pour que tu puisses en faire d'autres.

tu n'as pas envie de les prendre, c'est comme s'ils allaient perdre leur éclat. et puis l'art n'a pas de prix, c'est ce que tu t'évertues à te dire, encore et encore.

c’est celui-là que vous voulez ? c’est un bon choix.

tu souris, maladroit, et de petites fossettes se creusent dans tes joues. minuscules, comme pour répondre aux siennes. un peu mal à l'aise tu détournes les yeux. des semaines que tu n'as pas pris un bon choix, tu ne sais pas quoi faire, pas quoi répondre, pas comment réagir mais ton cœur entier s'enveloppe de cette sensation chaude et douce, agréable, confortable.
le bonheur.

vous savez j’ai juste repris mes cactus comme modèle.

oh bien sûr tu t'en doutais, ce n'est pas extraordinaire, pas totalement improbable, mais tu t'en fiches, tu les aimes bien. tu les imagines bien, les cactus, sans doute n'ont-ils pas ces couleurs, et peut-être même pas cette forme mais tu imagines facilement un monde où les cactus seraient comme ça. tu souris, à nouveau, et cette fois tes joues se tintent d'un peu de rose. tu ne sais pas pourquoi yeongho te fait ça exactement, mais tu es touché, réellement.

mais vous savez, il ne coûte pas autant d’argent, je vous rends tout de suite la monnaie !

tu te figes un instant, observe le billet dans ses mains alors qu'il farfouille déjà pour chercher la monnaie. tu approches, maladroit, tu fais basculer quelques toiles à nouveau, prie pour qu'elles ne s'abîment pas alors que déjà tu te plie en deux pour les ramasser. certains passants agacés te bousculent, jurent dans leur barbe. tu les ignores, tu ne les entends pas.

non, non yeongho. j'y tiens, vraiment. considère que c'est un cadeau si ça peut te faire plaisir.

tu ne sais pas comment lui dire que finalement tu aimerais bien l'inviter à aller boire un thé aux fruits, quelque part en ville, pour qu'il parle d'art, de ses passions, et finalement qu'il colore un peu ta vie terne, grisâtre.
tu supposes que tu n'en trouveras pas le courage.